MUE D’INSECTE (fragments)

c’est une raison de me réveiller

ce rituel
de l’eau
et une lame
tout pendant douze minutes
paraît probable, c’est comme un début
soleil de savon,
eau chaude, sans douleur
et les mains accomplissent
(de la tempe aux lèvres,
détour sous le nez,
large mouvement sous le menton, un, deux
sans alternative)
sous cette peau
il y a moi

quelle membrane me relie aux choses ?

d’une main
je touche à tâtons mon corps
l’autre enroule autour de moi le serpent de métal
il crache l’eau sur mon ventre
(la spirale rouille
une fois le cordon tranché)

je traverse le mur, cherche l’eau
un fleuve, un fleuve pour de vrai

cinq minutes sont passées ?

j’ai peur
quand je sècherai
je serai le même.

j’avais dit,
ce soir, fini
je deviendrai moi

nul n’imagine
pourquoi d’ailleurs ?

*

je descends des marches
et des marches
je sens mon talon
au bord du marbre
ma main se fraie un chemin dans les ombres

derrière les portes
des regards
l’eau à la bouche

des velours verts
et des pièces de tissu brillant
me caressent
je sens mes jambes portant mon corps
je sens ma bouche rouge
je me sens belle

les regards flairent,
moi, nectarine et vin
ils tirent la langue, attendent

moi, l’enchanteur homme-femme, j’avance

je m’enfonce
dans mon heure cachée

qui viendra faire
de moi une victime
débaucher ma timidité
(quand on me rabaisse
je trouve des forces)

*

sentir son corps
le peut-on ?
pas moyen
de l’eau, partout
gouttes
pointes
j’écoute, des nuages broyés
grondent
et transpercent
miroir
sans image
je n’ai ni corps
ni ombre
(ne suis ni homme,
ni femme)
je le sens seulement étranger
lacets bleus pleins de sang
bleu
oui, la peau se défait
rien ne rappelle rien
— ces épines sur le menton
peut-être ont un sens —
rien que l’eau
tout au fond de moi
les pensées sont trempées
Comment puis-je trouver étranger
un corps que je ne sens pas ?

(fissure)

le temps tout entier glisse
sur la ligne
de la coupure, ici, près des lèvres
jusqu’à la lame
(une goutte de sang éclatée
par terre
se prolonge)
j’ai eu mal
j’ai mal
ce qui présuppose un corps
et
je ne trouve pas de moi à mes mesures

(Enchanteur)

accouplement

cette nuit-là il n’y avait rien la nuit tout le temps
d’un bout du ciel à l’autre le chemin s’arrête
pas une marque en moi bat des ailes
le chemin s’est arrêté soudain
l’angoisse son odeur
pose son airain dans mes narines
elle m’a traîné
dans la colline en fourrure
de l’endormi jusqu’à lui
agenouillée à quatre pattes
je me suis traînée je me blottis
entre ses bras sur cette noirceur d’ours
(il devait venir
d’un nord plus lointain)
mon dos s’est collé
à sa poitrine
mes talons sur ses vieux doigts
je ne sens que l’air entre nous et je m’endors

j’ai respiré avant l’aube je cherche
je tremble à l’idée de voir son visage — la glace
de ses yeux vitreux
reflétant un instant
des points d’interrogation
pourquoi croyais-je qu’il m’entend ?
où s’est promenée sa voix ?
je ne sais qui c’était avant il était depuis longtemps parti
il m’a sauvé de la folie j’ai dû tarder
tout un printemps à m’en apercevoir
mon besoin se déchaîne
je l’appelle tantôt amant tantôt père la peau chaude et sa fourrure
tels des mensonges m’enveloppe comme un talisman
je jouais cela me ressemble
dans les bras de la mort je le baptise Regain
pour un soir encore et encore un
jusqu’à m’accoutumer
aux cris des chauves-souris
l’angoisse de ce qui vient
me paralyse
dans les bras sans âme
mieux vaut ici
que démembrée
nulle part

(Ursus maritimus)

[…]
la chose la plus vivante
ici c’est l’
odeur métallique des poissons
qui ont sauté
sur le pont
intruses victimes des vagues

l’argent s’efface les écailles s’éparpillent sur les planches
leurs yeux roulent sur la passerelle phosphorescents peu avant
que les piétinent des rires barbares
appât de choix leur chair honneurs des mouettes

je vois tout cela dans l’obscurité

quand se taisent l’odeur de poisson et les coupeurs de temps
palpite encore mise à nu
l’épine dorsale
blanchie par la nuit

un à un les piquants se tendent comme des doigts
comme des sanglots
sciant notre peplos profond
(trouvaille n°1 : scie)

*

[…]
elle m’a envoyé enveloppée dans un linge une grappe de raisin
l’esclave tremblant près de mon oreiller l’a déposée

linge imprégné d’huiles et d’effleurements
que me désaltère l’or du raisin

je n’ose pas encore errer dans la lumière

la nuit seulement à quatre pattes
je parcours les couloirs et les chambres
j’embrasse les marbres

matière dure et noble
fraîcheur cachant l’éternité
contenant des humains que je dois extraire
d’un livre de marbre

ce lieu a des couleurs et des vents
les statues ici sont inutiles
je dois même si elles marchent
préparer quelque chose de plus divin

*

des milliers de doigts impriment les spasmes tandis
que le monstre de bois se brise comme une coquille
engendrant la beauté

son épiderme rayonne sur la verdure
des étoiles de sa chevelure s’égouttent
son front marqué par le désir
les yeux éteints elle m’accueille
luxure, la grenade juteuse dans sa bouche ? soit
elle me mord et se mord la race implore par ses dents
et toute la lumière tout ce temps sans lumière se déverse en moi
chaque fibre du corps se tend je sens que je vais me rompre
mon moi plane à un bout du monde
je me dissous dans une blancheur inconnue

cet instant fut une explosion
sans union

*

[…]
ce corps est un rien
qui ne peut vaincre
mêlant tous les sens
dans la sphère de pourpre
se lamentant pour lancer une lueur
solaire — car les étoiles ne suffisent pas

seule incomplète éternellement
hurle la brèche en moi
cherchant la répétition
d’un vague achèvement

de qui cette parole en moi ?
suis-je devenue sage ou folle ?

j’ai honte d’être incapable
de croire
déesse malédiction comme j’étais différente jadis
quelque chose de neuf et terrible
remue en moi
mi-bête mi-démon

par son art il fit
que Pasiphaé s’unissant
au taureau enfanta
le célèbre Minotaure
[Diodore, IV, 77, 3]

*

témoignage IX

esclave de tout j’avance
de couloir en couloir
perdu dans les passages
je ne retiens pas les parcours
mais je reviens

je suis le seul dont j’aie entendu
la voix
charbon broyé dans ses propres
cendres
un souffle et il brille et aussitôt se perd
dans les calculs

j’ai appris à suivre le temps
le fils du taureau ne fait rien qu’être immobile
ce qu’il sent : une droite entre œsophage et estomac
je me suis trouvé être la main de son père
qui trace d’autres droites pour l’encercler

l’histoire s’enroule autour de lui tel un serpent
et lui est sans vision — veau sacré
captif de l’éternité

*

témoignage XII

négligeant les instructions de son père
enthousiaste il montait sans cesse plus haut

le dos brisé
les ailes en morceaux
je contemple le royaume perdu
sur la pointe d’un rocher

ce n’était pas le vent
la voix du sage artisan
tourbillonne pour me sauver
je ne savais pas qu’il se souciait des mortels

(qu’est-ce que cette chose noire qui vient
nul ne le dit
tout ce que j’ai traversé se voit à peine
avant l’effacement final)

plus lointain que jamais le soleil
m’a déchiré en deux parties d’une pierre
je suis gisant sur le rivage

je ne regrette pas
de brûler

(Dédale)

certaines saisons ne ressuscitent guère

elles bêlent ensanglantées sur les pierres
fixant leur œil unique
sur la veine gonflée du cou

[suppliant — ce n’est pas le mot juste]

le pouls siffle
pour attacher serré les morceaux brisés

dans une minute invariable

j’appelle une imagechienne
qui lèche tout le troupeau
au lieu de le déchirer

j’appelle une chienne bête sacrée
et qui m’entend tandis que j’aboie
dans la rupture des chants

*

et tu as dit l’heure de la moisson est venue
je pourrai peut-être saisir
le réel par les cornes

et tu as dit la couleur progresse
elle est devenue boue
aux joues

et tu as dit bien des choses
et rien encore
et la voix s’est amaigrie

et la moisson est venue
trouver la chair ouverte
mouette vengée des poissons

et les mots ont volé
plumés
sans sépulture

et tu as dit je dormirai sans peur
jusqu’à être las des rêves

et tu n’as plus parlé

(Phémonoé)

*

Natalie Katsou, née en 1982, a étudié le droit et le théâtre avant de s’installer à Londres où elle travaille comme metteur en scène. Elle a déjà écrit plusieurs pièces de théâtre et publié deux recueils de poésie : Acteur homme-femme (2008) et Dédale (2012), ce dernier traduit en anglais.

Son premier recueil, à partir d’une scène quotidienne banale : un homme qui se rase, explore en profondeur, à travers le thème obsessionnel de la métamorphose, la relation de l’être humain avec son corps et son identité. Le titre original : Magodos, désigne un type d’acteur du théâtre byzantin, homme travesti en femme ou inversement.

Titre du second recueil : Kochlìas, c’est-à-dire en même temps escargot, spirale et oreille interne. Le titre français, tout en saluant l’un des personnages centraux du livre, évoque son image centrale : le labyrinthe. Dédale est une savante et subtile construction, entrecroisant de multiples thèmes, qui manifeste une maturité étonnante. L’horizon s’élargit : le présent dialogue avec la mythologie antique, le moi se confronte à l’autre, cependant les thèmes antérieurs sont repris et approfondis. La poésie apparaît ici comme une mise au monde de soi-même. «Quelque chose de neuf et terrible remue en moi», écrit la jeune poétesse. À qui, à quoi va-t-elle donner naissance ?

http://www.volkovitch.com/2012_poete_02.htm